La Sape est un mouvement philosophique qui incite le commun des mortels à prendre soin de son corps, à mieux se vêtir. C'est aussi une religion avec ses dogmes et principes, ses évêques et archevêques, ses prêtres et ses ouailles. Celle-ci est coiffée par un Pape qui vit à Paris, la capitale mondiale de la mode vestimentaire. Il s'apelle Norbat de Paris, alias ''Zarathoustra'' ou ''Nimrod''. Artiste-musicien confirmé, il bénéficie d'une très forte visibilité auprès des médias et d'une très forte audience auprès du grand public.
Le président Denis Sassou N'Guesso de la République du Congo-Brazzaville est considéré par les spécialistes de la mode comme l'un des chefs de l'État les mieux habillés de la planète.
La sapologie

De l’esthétique du corps physique à la culture de l’élégance
‘‘L’habit ne fait pas le moine, mais les belles plumes font les beaux oiseaux’’ Proverbe
Par Joël Asher Lévy-Cohen *
L’Afrique, en tant qu’espace et culture, est par définition une terre de prédilection pour la prolifération des religions. Dieu seul sait combien il y en a effectivement au total dans cette sphère. Ce qui est sûr et certain, il existe, de nos jours, dans ce Continent-mère une nouvelle religion. En réalité, celle-ci fait autant d’adeptes que des groupes se réclamant ouvertement du courant évangélique et charismatique qui dérive directement du protestantisme. Cette nouvelle croyance est, bien sûr, la ‘‘Sape’’.

Ce mot n’est pas à confondre avec le substantif ou l’action du verbe saper qui signifie en fait détruire, ruiner, miner. Dans le contexte de cette nouvelle religion, il est, plutôt, l’acronyme de la Société des ambianceurs et des personnes élégantes : [SAPE].
Le terme ‘‘Ambianceurs’’ dont la racine est ‘‘ambiance’’, – c’est-à-dire : atmosphère joyeuse ou gaieté –, est ici pris dans le sens étroit de celles et ceux qui aiment indubitablement la belle vie[i]. Il renvoie réellement à l’idée de celles et ceux qui adorent faire la fête. Bref celles et ceux qui adorent s’éclater dans le sens plein du terme.

Reliée à l’ambiance, la SAPE est par définition un mouvement relié à la mode vestimentaire. Celui-ci fait l’apologie du vêtement en tant que tissu servant d’habit au corps humain. Il fait la promotion de l’industrie de la haute couture. Donc, il fait la promotion de la création qui est certes à la base de la parure qui sert pratiquement à couvrir le corps humain, à orner le temple charnel.

En vérité, il n’est pas toujours aisé d’établir dans le temps avec la précision d’un horloger – a fortiori suisse – la date d’apparition de cette nouvelle religion substantiellement fondée sur le port du costume en tant qu’ornement du temple de chair humaine. Toujours est-il que ce mouvement fondamentalement axé sur l’exaltation du vêtement ‘‘made in Occident’’ est bel et bien né sous la colonisation. Européenne de surcroît. C’est bel et bien au cours de cette période que les sujets négro-africains, d’ailleurs entièrement dominés par l’Occidentalisme, apprennent à mimer le Blanc, à singer l’Occidental. Ils apprennent à maîtriser les rudiments de la culture occidentale dont la fabrication et le port du costume.

En d’autres termes, dès la fin du 19e et le début du 20e siècle, la SAPE constitue, en réalité, une des étapes fondamentales de l’acculturation du Négro-africain. Cette phase capitale lui permet, par conséquent, de s’approprier la culture occidentale. Elle lui permet, surtout, de s’imbiber de cette culture étrangère dans l’optique d’en faire une culture propre à l’Afrique. C’est-à-dire : ‘‘Une culture fondée sur le beau, axée sur la beauté plastique ou l’esthétique du corps’’. ‘‘Une culture qui s’appuie inéluctablement sur l’élégance physique en tant que valeur de promotion sociale’’.
Ce qui est sûr et certain, la SAPE, en tant que mouvement qui exalte la création occidentale de la haute couture, a pris ses racines en République du Congo-Brazzaville. D’ailleurs, bon nombre d’experts en art vestimentaire expliquent cette situation par le fait que Brazzaville fut, en réalité, au temps de l’occupation allemande la capitale de la France libre. C’est à cette période mouvementée de l’histoire de l’humanité que les Africains entrent directement en contact avec les fonctionnaires blancs, de surcroît français. C’est à ce moment précis qu’ils découvrent le bon chic bon genre (BCBG).

Les Africains du Congo-Brazzaville étaient, à vrai dire, subjugués par les Français de France ayant débarqué dans leur pays tropical. Ils admiraient ces cols blancs qui se distinguaient toujours par leurs apparences soignées et leurs manières excentriques. D’où l’extravagance souvent affichée par les adeptes de la Sape dans leur façon de parler et de marcher. Bref de se comporter. Ce qui est en soi une manière relativement déformée d’imiter ou de parodier l’ex-colonisateur jusque dans ses moindres excès.

En effet, l’on ne doit pas perdre de vue que dans sa posture, un sapeur en tant qu’adepte de la religion vestimentaire est, d’abord et avant tout, un artiste qui donne réellement vie à un tissu. En portant avec soin et amour un costume conçu et cousu par un créateur de la mode, il procède, ainsi, à la sacralisation du vêtement. Ce phénomène passe nécessairement par le soin qu’il apporte quotidiennement au costume. Aussi passe-t-il par la propreté manifestée dans l’entretien journalier de son enveloppe charnelle.
Dans son acception première, la Sape en tant que mouvement vestimentaire des dandys fait inéluctablement référence à une atmosphère festive où la beauté côtoie la joie, l’esthétique déclenche l’émerveillement du public. Pour être évidemment festive, l’ambiance escomptée ne peut véritablement faire abstraction de l’art musical. D’où ‘‘Sape’’ rime logiquement et forcément avec ‘‘Musique’’.

Pour sa diffusion à l’intérieur du Continent africain et dans le monde, la Sape s’appuie sur la musique congolaise dont l’épicentre artistique est ‘‘Kinshasa’’, la capitale administrative et politique de l’ancien Congo-Belge entre-temps devenu République démocratique du Congo. Le premier trajet suivi par la Sape est la traversée du majestueux fleuve Congo. De l’autre côté de la rive où existait déjà une version locale de la Sape mise en valeur par les immortels ''Dambleurs'' ou ''Damblers'' dont fait largement partie intégrante la diaspora estudiantine de Belgique (les fameux Belgicains), cette religion est plutôt promue par les artistes-musiciens. Contrairement à Brazzaville où cette pratique vestimentaire est généralement observée par des clients de couturiers locaux qui habillent les familles moyennes et les cadres de la fonction publique[ii].

Le deuxième trajet suivi par la Sape est Paris, la capitale mondiale de la haute couture. Et ce sont des musiciens de la République démocratique du Congo qui se chargent de l’exporter hors de frontières africaines. Parmi ces artistes amoureux de la Sape, il y a ‘‘Papa Wemba’’, ‘‘King Kester Emeneya’’, ‘‘Pepe de Guimaraes Bipoli’’ et ‘‘Koffi Olomide’’. Tous sont issus du moule de l’Orchestre Viva la Musica.

Ces musiciens héritent, en fait, ce mouvement d’un autre artiste fort connu pour la richesse de sa garde-robe. Celui-ci avait déjà élu domicile à Paris à la fin des années soixante-dix. Il s’agit d’Adrien Ngantshié Mombélé, alias ‘‘Stervos Niarcos’’. Un surnom certainement pris en hommage au richissime armateur grec ''Stravos Niarchos'', second époux de Jacqueline Bouvier Kennedy.

Dans les années quatre-vingts, au moment de son exportation directe vers l’Europe, la Sape était promue par la musique congolaise sous forme d’un combat imaginaire. Dans le virtuel, cette lutte métaphorique opposait le sapeur identifié à un toréador à un ennemi imaginaire. Pour la circonstance, cet adversaire est qualifié rien de moins qu’un taureau en raison de la monotonie de sa robe noire. Ce combat se veut une sorte de tauromachie, de corrida imaginaire dans laquelle le taureau piqué plusieurs fois avec la puya par le picador pousse de gros souffles avant de littéralement foncer vers le matador. Ce soufflement du taureau fait partie, faut-il le rappeler, du rituel observé par le sapeur matador lorsqu'il déambule dans les rues urbaines.

Force est, en effet, de souligner que lorsqu’il combat naturellement les taureaux dans une arène où le public est largement convié pour l’acclamer, le torero est toujours tiré à quatre épingles. Pour la mise à mort de sa victime, il présente toujours une apparence très soignée. Il arbore, à cet égard, des motifs colorés ou extrêmement vifs. Ces coloris demeurent, à n’en point douter, la marque déposée des sapeurs. D’où cette maxime, d’ailleurs, fort prisée des adeptes de la sape : ‘‘Savez-vous comment attaquer un taureau à domicile ? Tu débarques là. Tu te présentes là, bien coiffé, bien rasé, bien parfumé.’’

Dans cette opposition mortelle dont la finalité consiste à convertir le profane en guenille en adepte de la sapologie, le sapeur incarnant le rôle du matador symbolise par son costume aux motifs colorés la majesté, la puissance, la grandeur ou la grandiloquence. Tandis que le taureau dont le pelage ou le manteau se décline en noir symbolise la laideur, l’impuissance qu’il se doit de corriger à tout prix sur le plan social. Ce correctif lui permet bien entendu d’échapper à la mise à mort quotidienne prenant la forme de quolibet, de défi, de challenge, de provocation et d’exclusion sociale.

Dans cette forme de jeu virtuel où le visuel prend à vrai dire une place prépondérante, cette compétition imaginaire où il est question de terrasser un adversaire invisible voire même un ennemi non identifié physiquement, le sapeur matador incarne visiblement le beau. Pour lui, la beauté, c’est la victoire de la vie. C’est la victoire de l’harmonie sur la monotonie. La vie, ce sont indéniablement les couleurs qui créent la joie dans son entourage immédiat, émerveillent le public, le propulsent dans un bonheur instantané et éphémère.

Ce qui est clair, cette approche dépréciative de l’entourage immédiat par la Sape n’est plus de mise de nos jours. Dans les années 2000, la Sape se veut un mouvement obéissant à un strict code de conduite sur le plan purement moral. De ce fait, cette religion vestimentaire est devenue un mouvement moins agressif et provocateur que ludique et théâtral.

Dans les rues sans doute, généralement, transformées en cirque ou feria taurine, les spectacles des sapeurs ressemblent, à s'y méprendre, à des lâchers de taureaux. Ces bêtes humaines entraînées viennent se mesurer au public. Elles viennent affronter le regard des spectateurs et la perception des masses. Ces spectacles attirent comme des mouches de nombreux curieux.
La prestation clownesque de ces adeptes de la religion vestimentaire (Kitendi) qui, pour la très grande majorité et dans la vie courante, fournissent d’efforts herculéens, consentent de lourds et énormes sacrifices financiers, monétaires, en vue de constituer leur splendide garde-robe, s’apparente évidemment à un défilé de mode grandeur nature. D'ailleurs, un défile de mode où le public auto-invité n’est vraiment pas trié sur le volet, où tout le monde est certes spectateur. De plus, un défilé de mode à ciel ouvert et assurément gratuit où le rire se mêle avec l’étonnement, la subjugation ou la fascination.

En effet, les sapeurs, quelles que soient leurs occupations professionnelles, sont plutôt des comédiens de rue dont l’objectif primordial consiste à apporter la joie de vivre, le bonheur, l’harmonie et la paix dans leurs communautés respectives. Ils ne se recrutent pratiquement plus dans les milieux malfamés, peu scolarisés où le port des vêtements chics et dispendieux constitue en réalité un ascenseur social. Autant ils proviennent manifestement de différentes couches sociales, autant ils se recrutent dans tous les âges voire chez tous les sexes.

Ainsi trouve-t-on aujourd’hui dans l’univers bariolé de sapeurs, des sportifs de haut niveau, des artistes, des policiers, des cuisiniers, des écrivains, des maçons, des plombiers, des instituteurs d’école, des avocats, des éboueurs, des commerçants, des fonctionnaires publics, des administrateurs de société privée ou publique, des intellectuels, des savants, des ministres d’État ou membres du gouvernement, des présidents de la République, etc. Sans compter que le public féminin a également emboîté le pas.

Par ailleurs, la Sapologie n’est pas qu’un simple mouvement au service de la promotion de la haute couture occidentale. Elle se veut également, sur le terrain de la politique, une tribune en faveur de la promotion du panafricanisme unificateur des États du Continent. Ainsi, elle rejoint le grand mouvement littéraire que fut d’antan la Négritude en tant que rendez-vous du donner et du recevoir (la rencontre culturelle entre l'Afrique et l'Occident) ouvertement prôné par le Grand Sénégalais Léopold Sédar Senghor.

En effet, cette conception de la réalité continentale est très largement partagée et surtout promue par l’actuel pape de la Sape Norbat de Paris, dit Nimrod ou Zarathoustra. Le point de départ de cette unification ou solidarité panafricaine doit être, selon ses dires, insufflé par les deux Congo. Il doit avoir pour ancrage les villes de Kinshasa et Brazzaville dont les habitants autochtones sont les deux peuples fondateurs : les Téké et les Humbu.


Joël Asher Lévy-Cohen
Journaliste indépendant
www.joelasherlevycohen.over-blog.com
[i] Les Sapeurs peuvent être identifiés comme des épicuriens de l’ère moderne. Dans leurs schèmes de perception, il faut profiter entièrement de la vie étant donné que l’on vit une seule fois sur terre dans la même peau. Par conséquent, il y a lieu de l’habiller convenablement avec des vêtements chics et chers, des fringues capables de lui procurer des lettres de noblesse.
[ii] Les Sapeurs du Congo-Brazzaville sont toujours très classiques dans le choix de leurs vêtements, dans leur façon de s’habiller parce qu’ils sont nettement influencés par le modèle du fonctionnariat public. Ils sont effectivement inspirés par un code vestimentaire qui n’est pas sans rappeler la rigueur et le conservatisme de l’administration publique à la française. Cependant, les Sapeurs de la République démocratique du Congo sont plus extravagants dans leur manière de s’afficher et de s’habiller parce qu’ils ont été largement influencés, façonnés et moulés par l’univers artistique et musical fondé sur la liberté en matière de goût et d’appréhension de la vie.